Enfin ! L’année horribilissima 2020 est derrière nous, et des vaccins devant nous !

Mais en matière sociale, qu’en restera-t-il ? Un Grand Chambardement dans l’organisation des entreprises, sans que notre droit du travail légal et conventionnel (ANI du 26 novembre 2020) ne s’en émeuve plus que ça. Nombre de collaborateurs télé-travaillant maintenant depuis quatre à neuf mois à leur domicile, tout va revenir comme avant ?

1.Télétravail et greenwashing

Eviter de jouer les nouveaux convertis dans une ode au « Colibri prenant sa part dans la Transition Energétique ». Comme le montre la passionnante étude de l’Ademe de juillet 2020 (« Télétravail, (Im)mobilité et modes de vie »), le bilan n’est pas celui du tout celui qu’on croit.

Quelques chiffres, très bruts: la fabrication de nos terminaux, à partir de matières premières rares, représente la moitié du CO2 du numérique, et chaque seconde dans le monde, 1000 portables sont jetés (pas recyclés). Si le streaming a explosé (« Viséo, ergo Zoom » ?), chaque minute de visioconférence produit 1 gramme de CO2: soit sur l’année autant d’émissions que toute l’Espagne.

La consommation d’énergie ? Dans sa maison beaucoup plus énergivore que le bureau, le télé-salarié consomme 10 % d’énergie en plus… sans diminuer la consommation de son entreprise devant garder ses locaux ouverts.

Sans parler des nouveaux comportements : certes moins de trajets, mais parfois déménagement plus loin du bureau avec plus de distances parcourues, utilisation de la voiture libérée par les autres membres de la famille….

Mais votre DSI vous révélera ses petits trucs: plutôt que de passer par Google, intégrer à vos « Favoris » vos sites…favoris : division par quatre des émissions GES.

Prendre le train en marche et ouvrir toutes grandes les vannes du télétravail. Certes, comme le souligne l’ANI lui-même, aujourd’hui pour nombre de talents la possibilité de largement télétravailler est un avantage concurrentiel considérable en matière d’attractivité, mais aussi de fidélisation.

Mais télétravailler, ce n’est pas seulement emporter son ordinateur à la maison, a fortiori si l’on passe de un jour à trois jours par semaine. C’est un séisme organisationnel, dans l’entreprise mais souvent aussi dans la famille, nécessitant des ajustements permanents. Soit en raison des contraintes de l’entreprise, soit en raison de celles du collaborateur : les innombrables archipels du télétravail laissant le manager sur les rotules. Alors éviter de créer des espoirs forcément déçus, a fortiori lorsque des syndicats sont fiers d’avoir signé un accord très permissif, mais que dans la pratique 80 % des demandes ont été finalement rejetées par les managers, pour les raisons les plus diverses : une exécution déloyale de l’accord ?

Alors « festina lente ». Commencer par un retour d’expérience du confinement 1 puis du confinement 2 : côté manager certainement, mais également côté salariés directement concernés : une bonne occasion de faire place au droit d’expression direct et collectif par voie électronique. En passant par le réseau interne et des groupes dédiés avec une petite mise en jambe en forme de « Foire Aux Questions » un peu téléphonée : « Pourrai-je travailler le mercredi ? » Réponse : « Le mercredi reste un jour télétravaillable : mais il est déconseillé car le télétravail n’est ni un temps partiel, ni un nouveau mode de garde des enfants. Aurez-vous vous le temps de faire les deux ? ». Puis de ludiques tests destinés à faire réfléchir le salarié sur ses capacités à travailler à distance, avec un score lui permettant de savoir où se situer et donc la réponse probable de son manager, le moment venu. Et pour ne pas insulter l’avenir, le premier accord d’entreprise sur le télétravail sera à durée déterminée d’un an.

Enfin créer un « Référent TLT » vers lequel convergeront toutes les questions : juridiques, techniques, organisationnelles, souvent pratico-pratiques. Car rien de pire qu’une mise en place suivie des réponses divergentes selon les services.

Se lancer dans un vaste plaidoyer pour l’égalité entre les hommes et les femmes, facilitée par l’arrivée du miraculeux télétravail. Ce serait plutôt l’inverse: la guerre des temps, car télés travaux = gros macho.

Comme d’autres remarques un peu rapides des néophytes, elles sont souvent contre-intuitives…même si les lois successives leur ont donné priorité

Trois exemples d’idées contre-intuitives.

1.Le souhait des jeunes collaborateurs, forcément tous geeks, de pouvoir travailler coooool de chez eux. Mauvaise pioche : apprentis ou stagiaires, ils veulent bénéficier d’un environnement professionnel leur permettant d’avoir des réponses rapides en cas de problème: en passant la tête dans le bureau de leur manager, ou en appelant les autres juniors à la rescousse. Or même un groupe WhatsApp n’aboutit pas aux mêmes résultats, ni techniques, ni humains…

2. Ainsi des personnes en situation de handicap, censées n’attendre qu’une chose : pouvoir télétravailler à leur domicile car finis les transports stressants, les vieux coups de fatigue au bureau…C’est souvent l’inverse : souvent isolées, elles recherchent un collectif de travail et ne veulent justement pas être marginalisées.

3. Mais la jeune maman, les autres personnes aidantes ? Quel soulagement d’être enfin proche des personnes qu’on aime, tout en pouvant continuer à travailler ! Cette solution est la moins pire lors d’un confinement obligé. Mais le télétravail n’est ni un temps partiel, ni un nouveau mode de garde, et il faut éviter de créer d’inhumaines injonctions contradictoires en forme d’écartèlement.

Suite aux Saisons 1 et 2 du confinement, ces questions sont loin d’être anodines. Et deux articles de l’ANI sont consacrés aux politiques de gestion des ressources humaines, et en particulier à l’égalité femmes-hommes.

Lors de la saison 1 (confinement familial total), l’injonction paradoxale objectifs professionnels / vie familiale a surtout pesé sur les femmes, et en particulier les mamans malgré de gros progrès côté conjoint.

Lors de la saison 2, si un choix était offert, il semble que ce soit surtout les femmes qui aient demandé à télétravailler à leur domicile. L’article 4.4.2 de l’ANI prend alors tout son sens: «L’éloignement physique du salarié en télétravail des centres de décision ou du manager ne doit pas conduire à une exclusion des politiques de promotion interne et de revalorisation salariale ».

Idem pour les quatre millions d’aidants familiaux français. Car cette double activité provoque nécessairement d’intenables écartèlements: si l’enfant handicapé ou le papa très âgé demandent de l’aide, mais que le PowerPoint pour demain est loin d’être terminé… A fortiori car les trois quarts des « aidants » sont des « aidantes ».

Avoir les BR (Bons Réflexes)

Le premier n’est pas du tout, du tout naturel pour un juriste ou un spécialiste de Ressources humaines, par définition fâché avec les maths depuis le CM1. Mais comme sa définition l’indique, le télétravail nécessite l’utilisation « des technologies de l’information et de la communication » : bref de l’informatique, devenue aujourd’hui le cœur nucléaire de toute entreprise, mais un coeur fragile, a fortiori avec la très rapide digitalisation entraînée par le double confinement de 2020.

Exemple banal : lorsque délégués syndicaux et DRH (seniors) négocient pied à pied la liste des postes télétravaillables (pas forcément une bonne idée, voir infra), ils tombent parfois vite d’accord…avant de se faire remettre en place par le DSI ou le DPO (délégué aux données personnelles) par ailleurs correspondant la CNIL. Les deux leur indiquant, parfois sur un ton cassant, que certains postes sont peut-être pour eux télétravaillables, mais qu’il est impossible et surtout impensable de laisser des données aussi sensibles (financières, médicales) voire strictement confidentielles (entreprises travaillant pour la Défense Nationale) sortir de l’entreprise et devenir accessibles à n’importe qui grâce à un terminal ou un réseau Wifi auquel le fiston ou le voisin du télétravailleur ont accès. Et le DSI d’ameuter le Directeur financier en lui indiquant que l’entreprise pourrait être condamnée à une sanction pécuniaire pouvant atteindre 20 millions d’euros, ou jusqu’à 4 % de son chiffre d’affaires annuel mondial…

Second BR : « Retour à la normale : on continue comme avant ! », en gérant au fil de l’eau des situations individuelles, pour l’essentiel des cadres en forfait-jours. Avec la démocratisation du télétravail et son élargissement à deux voire trois jours par semaine (seuil du basculement général), des règles collectives sont indispensables. Alors charte ou accord d’entreprise ? Privilégier la négociation collective, elle-même privilégiée par l’ANI de 2020, même si elle n’est pas légalement obligatoire.

Pour quatre raisons.

1. Car le télétravail reste souvent une somme de pratiques très individualisées (ex : famille, localisation du domicile…) percutant directement le collectif, et en particulier l’équipe. Pour le DRH, il s’agit d’assembler ce complexe puzzle : il ne peut donc se limiter à exaucer des voeux individuels souvent très légitimes, mais incompatibles avec la communauté de travail et/ou la performance de l’entreprise.

2. Car au pays de l’Egalité, notre vraie religion en forme de jalousie du jardin du voisin, les avantages des uns sont scrutés par les autres, avec d’éventuels contentieux en inégalité de traitement aboutissant en cas de saisine du juge à un alignement de tout le monde vers le haut.

3. Car un accord d’entreprise permet d’aligner les usages antérieurs et les avantages issus d’autres accords (QVT, Handicap, droit à la déconnexion..).

4. Mais donne aussi une immense liberté aux négociateurs puisque le télétravail fait partie du Bloc 3 de l’ordonnance du 22 septembre 2017. Bref les partenaires sociaux sont maîtres à bord par rapport à leur convention de branche, y compris sur les sujets sensibles (ex : coûts), du moment qu’ils ne touchent pas aux règles d’ordre public : durée du repos, prise en charge des instruments de travail, etc..

5. A fortiori unanime, comme c’est souvent le cas en matière de télétravail, l’accord est source de consensus collectif et donc de moindre contentieux. Quand on sait que des syndicats ont réclamé en justice des chambres d’allaitement (Cass.Soc., 25 novembre 2020), il faut parfois penser à ceux invoquant demain l’article R.4227-5 (« Les locaux sont desservis par des dégagements dont la largeur ne doit jamais être inférieure à 0,80 mètre »), R.4213-3 (« Les locaux comportent à hauteur des yeux des baies transparentes donnant sur l’extérieur »), voire R.4228-13 (« Le sol et les parois des cabinets d’aisance sont en matériaux imperméables permettant un nettoyage efficace »).

Mais aussi de légitimité accrue lorsqu’il faudra s’expliquer devant le conseil des prud’hommes, par exemple sur le refus opposé à un salarié car son poste n’avait pas été considéré par les partenaires sociaux comme télétravaillable.


Jean-Emmanuel RAY
Professeur de droit privé à Paris 1
Directeur du M2

Paru en Janvier 2021 – Liaisons Sociales Magazine