Au temps de la Révolution Industrielle, Charlie Chaplin ne pouvait travailler en dehors de l’usine en application d’une loi ne figurant dans aucun Code: celle de la pesanteur. Et l’unité des temps et du lieu de travail créait un collectif.

L’électrochoc organisationnel des télétravaux forcés et confinés du printemps 2020 a fait tomber nombre de tabous, et obligé nombre d’entreprises à sortir de ce modèle militaro-industriel. Avec la Révolution Numérique, le travail intellectuel a acquis le don d’ubiquité, permettant aujourd’hui d’échanger aisément avec des collègues du monde entier.

Ce « fait social total » bouscule notre droit du travail conçu pour l’usine Renault de Boulogne-Billancourt.

Un exemple ? Nombre de travailleurs du savoir – mais pas les premiers de corvée – pourront demain choisir entre plusieurs lieux de travail : l’entreprise, le domicile, et les « tiers lieux ».

Pour le juriste, les tiers-lieux comme les « télécentres » situés aux quatre coins de nos vastes agglomérations, ou les « bureaux-satellites » d’autres établissements de l’entreprise, permettant aux salariés de grande banlieue d’y travailler ponctuellement ne posent guère de problèmes. Temps de travail, règles sur la santé-sécurité mais aussi sécurité informatique: la situation n’est guère différente du bureau. Mais un télécentre reste très onéreux, avec des collaborateurs finissant parfois par s’y sédentariser et bloquer tout le système.

Le « co-working » (et autres « cyber-cafés ») à la journée ou au mois est évoqué dans l’accord national interprofessionnel (ANI) du 26 novembre 2020. Certes peu adapté à la période actuelle de crise sanitaire, le collaborateur y trouve une vie collective, dans un environnement confortable: très haut débit, imprimantes, restauration. Mais peu de salariés dans ces espaces coûteux, et beaucoup d’indépendants soucieux de vie sociale et d’échanges professionnels. Echanges et forte proximité parfois redoutés par les sociétés soucieuses de confidentialité.

Source de flexibilité partagée, le télétravail au domicile a donc de beaux jours devant lui. Mais il reste juridiquement insécure.

Car temple de l’intimité de la vie privée du collaborateur mais aussi de sa famille, le domicile est très légitimement protégé par de nombreux textes, y compris supra-nationaux : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, et de son domicile » indique l’article 8 de la CEDH. Peu importe donc une clause de mobilité géographique, ou les avantages mis en avant (trajets, frais de transport…) : sauf « circonstances exceptionnelles » (L.1222-11), le refus d’y travailler est donc un droit pour tous.

Problème : si au bureau, les conditions de travail sont collectives et contrôlables par l’employeur, celles au domicile sont d’une infinie diversité, et ses pouvoirs limités comme l’indique le novateur article 3-4 du nouvel ANI : « L’employeur ne peut avoir une complète maîtrise du lieu dans lequel s’exerce le télétravail et de l’environnement qui relève de la sphère privée ». Constat d’évidence, peu compatible avec l’égalité -l’identité- de traitement bureau/domicile répétée dans le même accord, mais nettement plus réaliste. Car si le collaborateur prend un whisky à 10h, si son conjoint fume devant lui ou le harcèle, son employeur en serait, comme au bureau, automatiquement responsable ? Les entreprises coupant automatiquement les serveurs à 19h00 pour éviter de se voir reprocher un dépassement des durées maximales de travail ignorent-elles que l’on peut travailler sans connexion ?

En créant de l’insécurité juridique source de sanctions pénales, notre droit du travail encourage les entreprises à externaliser le travail salarié, le cas échéant à… grande distance.


Jean-Emmanuel RAY
Professeur de droit privé à Paris 1
Directeur du M2

Paru le 6 Janvier 2021 – Le Monde